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ARTISET 04 I 2022 45 Assis sur la terrasse du Seeblick, un établissement de soins et d’accompagnement situé à Sursee (LU), Roger Wicki profite des derniers rayons de soleil de l’automne. À côté de lui, un exemplaire du livre retraçant l’histoire de l’institution lucernoise pour enfants et adolescents Utenberg*, dont une partie est aussi la sienne. Enfant, il a vécu quelques années dans ce foyer; il est même présent sur une photo du livre. Codirecteur de l’établissement médico-social Seeblick depuis bientôt vingt ans, Roger Wicki a un double rapport avec les institutions: cet homme de 58 ans est passé d’enfant placé en institution à directeur d’institution. Le chemin a été long, affirme-t-il. Pointant le livre du doigt, il mentionne l’étude publiée en 2017 par le département de travail social de la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZAHW): «Selon cette enquête, deux enfants placés sur cinq se disent satisfaits de leur vie», résume-t-il en secouant légèrement la tête. «40 %, ce n’est pas un nombre très réjouissant: cela signifie que 60% ne sont pas satisfaits.» Ou n’ont pas réussi à s’ancrer dans la vie. Sans parler du fait que seuls cinq anciens enfants placés sur cent environ disposent d’une bonne santé psychique et d’un certain niveau de résilience plus tard dans la vie. Il pose sa main sur le livre, se protège les yeux du soleil avec l’autre et sourit doucement. «J’ai la chance de pouvoir me compter parmi eux», déclare-t-il. Il le doit toutefois à quelques personnes importantes dans sa vie, notamment à son généreux bienfaiteur, un prêtre, qui non seulement l’a toujours motivé, mais l’a aussi soutenu financièrement. Malgré tout, «suivre une formation dans une haute école en ayant de telles conditions de départ demande d’énormes efforts». Il aurait certes pu bénéficier d’une bourse maximale et d’un prêt pour étudier à la Haute école spécialisée de gestion et d’économie de Suisse centrale. «Mais, à la fin, je me serais retrouvé avec 50000 francs de dettes.» À l’instar d’autres care leavers, il n’a reçu aucun soutien financier ni affectif de sa famille. Il ne pouvait pas non plus espérer obtenir un héritage plus tard, contrairement à certains de ses contemporains. Durant l’entretien, il revient à plusieurs reprises sur ce manque de sécurité, qui est une question très difficile. Rétrospectivement, ce ne sont pas les sept années passées en foyer qui l’ont le plus affecté, mais le moment où il a quitté cette structure solide, livré à luimême, sans parents pour le soutenir. Il a vécu comme une chute libre dans le vide cette période, au cours de laquelle le choix d’un métier, son apprentissage de commerce, son école de recrue et ses premiers pas dans le monde du travail se sont succédé rapidement. De 20 à 30 ans, il a traversé de grandes crises: attaques de panique, troubles anxieux et états dépressifs, qui lui ont rendu la vie dure. Il réfléchit un instant avant de déclarer qu’a posteriori, les années passées en foyer se sont vraiment bien déroulées: «Je pratiquais le théâtre et le football, nous jouions beaucoup dehors et j’y ai appris à jouer du tambour. Certains éducatrices se sont vraiment investies pour nous.» Finalement, il y a vécu une enfance bien plus heureuse qu’à la maison, auprès d’une mère dévalorisante. «La famille, ce n’est pas toujours ce qu’il y a de mieux», affirme-t-il avec conviction. L’étiquette d’enfant placé Cette expérience l’a tout de même marqué: c’était encore l’ère de l’éducation autoritaire et des punitions collectives. Si un ballon cassait une vitre, plus personne n’avait le droit de jouer au football; si quelqu’un avait trop bu au carnaval, tous avaient l’interdiction d’y participer. Roger Wicki a connu quinze personnes de référence en sept ans. Les plus amènes ne restaient jamais bien longtemps. «Les directives primaient sur tout; il n’y avait pas de place pour les émotions.» Toutefois, à l’âge de 10 ans, il était davantage préoccupé par l’étiquette collée aux enfants du foyer Utenberg. Surtout lorsqu’ils se déplaçaient ensemble sous la pluie, portant tous des imperméables jaunes et immédiatement reconnaissables comme étant «ceux du foyer». Pour lui, le sentiment de n’avoir aucune chance en tant qu’enfant placé a été très lourd à porter, de même que le sentiment d’impuissance: il avait 14 ans lorsque sa mère s’est remariée et les quatre enfants sont retournés vivre chez elle. Il avait le droit À 58 ans, Roger Wicki jette un regard sur son parcours d’enfant placé en foyer, d’étudiant en économie puis de directeur de l’établissement médico-social Seeblick, à Sursee (LU). Malgré d’importants soutiens, son chemin a été semé d’embûches, déclare-t-il. Les care leavers ont besoin de bien meilleures conditions cadres pour avoir des chances égales de départ dans la vie d’adulte. Claudia Weiss

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